La liberté de manger de la viande

C’est une phrase qu’on entend partout. Parlez de véganisme avec vos amis, votre famille, ou sur internet, elle apparaîtra aussi vite qu’un coup de soleil sur la plage. Cette phrase est d’une puissance remarquable : elle a l’air, à première vue, parfaitement sensée et raisonnable. Elle nous évite un désagréable sentiment de culpabilité, et clôt le débat sans prendre position :

« Mais au fond, chacun fait ce qu’il veut. Les végétariens ont le droit de ne plus manger de viande. Les véganes ont le droit de ne plus manger de produits animaux. Tant qu’ils ne l’imposent pas aux autres. »

Vous me direz : où est le problème ? Le problème, c’est que cette phrase contredit l’un des principes au fondement de notre société. Voyons cela ensemble.

La liberté est une valeur importante. On aime faire les choses par nous-mêmes. À six ans comme à soixante ans, il est désagréable de se soumettre aux ordres d’autrui. La liberté est d’autant plus importante que nous, créatures sensibles, avons une personnalité. Nous n’aimons pas les mêmes lieux, ni les mêmes personnes, ni les mêmes décorations, ni les mêmes plats. Par conséquent on ne saurait imposer un standard unique sans aller à l’encontre d’un grand nombre d’individus. La liberté permet la satisfaction des intérêts de chacun dans un groupe aux aspirations hétérogènes.

Hélas, bien souvent, nos « choix personnels » ne concernent pas que nous. Imaginez un amateur de musique rock qui mettrait le volume à fond : par son « choix personnel » d’écouter la musique, il perturberait son entourage. Imaginez un mari battant sa femme. Dirait-on : « c’est sa vie, c’est son choix, il fait ce qu’il veut, personne ne doit l’en empêcher » ? Heureusement non ! La liberté ne doit pas s’exercer au mépris des intérêts des autres. Comme dirait le proverbe : « la liberté des uns s’arrête quand celle des autres commence. »

Jusqu’où faire valoir sa liberté ? Ce n’est pas toujours simple. Pour répondre à cette question, on peut opérer une comparaison « intérêts bafoués/liberté trouvée ». Il serait inapproprié d’interdire à quelqu’un de jouer du violon au prétexte que, parfois, une fausse note dérange un passant dans la rue. Le ratio « intérêts bafoués/liberté trouvée » est dans ce cas très faible. Mais si, par son choix de se défouler, un mari inflige une vie de misère à sa conjointe, la situation est bien différente. Un intérêt passager, un plaisir futile, ne saurait primer sur un intérêt vital.

Ce qui est vrai pour les humains l’est aussi pour les autres animaux. Imaginez : vous êtes invité pour un dîner chez des amis, Jeanne et Julien. Des amis sympathiques envers vous, tyranniques envers leur chien. Ils ne cessent de le réprimander pour tout et pour rien. Soudain, au milieu du repas, Jeanne se lève et lui assène de violents coups de pied. Le chien titube et gémit, du sang coule de sa tête. Julien l’enferme dans son « dortoir », un placard sous la cage d’escalier. Alors vous vous levez et protestez ! Mais imaginez qu’on vous rétorque : « ce ne sont pas tes affaires, on fait ce qu’on veut »…

Sans doute trouvez-vous cette réponse odieuse ! La liberté est précieuse… mais elle a des limites. Elle ne justifie pas la violence envers les chiens.

Maintenant, imaginez qu’au lieu d’un chien, ce soit un cochon. Devient-il acceptable de le frapper, ou tout simplement de l’enfermer toute la journée dans un minuscule espace ? Ce serait arbitraire de le penser. On a parfois l’impression que les cochons sont des animaux insensibles et pas très malins. Pourtant, sur le plan psychologique, ils n’ont pas grand-chose à envier aux chiens [1]. Ce sont des animaux sociables, doués d’une personnalité, qui résolvent divers problèmes cognitifs, qui ressentent des émotions agréables ou désagréables, et peuvent être de bonne ou de mauvaise humeur. Ils aiment jouer et explorer leur environnement, et nous n’avons aucune raison de penser qu’ils supporteraient mieux d’être enfermés que les chiens. Pourtant, 95% des cochons Français sont agglutinés dans des élevages intensifs, sur un sol en métal, sans voir l’extérieur. Ils n’en sortiront que pour rejoindre l’abattoir et être découpés en morceaux. Ce destin n’est d’ailleurs pas propre à l’élevage intensif : tous les animaux élevés pour leur viande seront forcés à finir leur vie dans l’un de ces funestes bâtiments, à en maculer le sol par le sang. La production de viande, et plus encore la production intensive, repose in fine sur l’exercice d’une violence viscérale envers les animaux.

Revenons à notre critère précédent : celui des « intérêts bafoués » et de la « liberté trouvée ». Quel genre d’intérêt serait suffisamment important pour justifier l’élevage des cochons ?

  • La survie ? Mais à l’heure où nous parlons, dans les pays occidentaux, la viande n’est pas nécessaire à la survie. D’après les diverses études qui se sont penchées sur cette question, les végétariens et les véganes ne sont pas en moins bonne santé que les omnivores [4]. Ils ont même, sur certains aspects, de meilleurs scores : moins de maladies du cœur (-25%), moins de cancers (-8 à -15%), ou encore une plus faible glycémie en cas de diabète ou de surpoids. Certes, corrélation n’est pas causalité. Mais il n’y a, selon toute vraisemblance, pas d’intérêt vital à manger des animaux plutôt que des protéines végétales.
  • Le plaisir gustatif ? Il existe. Mais il ne peut pas tout justifier. On n’aurait pas idée de justifier un tapage nocturne au prétexte que la musique est bonne. On n’aurait pas idée d’enfermer un chien dans une cage, de l’engraisser, de le tuer et de le manger au seul prétexte qu’il a bon goût. Entendez-le : le plaisir gustatif n’est pas dénué de valeur. Il rend nos vies moins fades. Mais il est éphémère ; et surtout, il n’est pas exclusif à la viande. Combien d’adeptes des alimentation végétales adorent le goût de la viande, mais ont retrouvé un plaisir similaire, ou quasi-similaire, dans les simili-carnés !

Voilà donc ce qui cloche fondamentalement avec cette phrase : « Chacun fait ce qu’il veut. » Dans la vie, personne ne fait ce qu’il veut. Parce que nous ne vivons pas seuls dans le vide spatial, mais au sein d’une société, aux côtés de nos amis, de notre famille, d’inconnus, et d’autres animaux. Or, en matière d’élevage, les humains outrepassent les limites raisonnables de la liberté. Ils font passer les intérêts vitaux des animaux derrière des intérêts humains éphémères, voire imaginaires. Il est vrai que culpabiliser autrui est rarement une bonne stratégie pour le faire changer. Mais la liberté mérite d’être mieux défendue. Elle ne rime ni avec insouciance, ni avec indifférence. La liberté ne se prend jamais seule : elle rime avec « responsabilité ». Honorer la liberté, ce n’est pas l’user à outrance, mais l’user à raison.

Noé Bugaud


[1] https://fr.worldanimalprotection.ca/blogs/quel-point-les-porcs-sont-ils-intelligents/

[2] Murphy, E., Nordquist, R. E., & van der Staay, F. J. (2014). A review of behavioural methods to study emotion and mood in pigs, Sus scrofa. Applied animal behaviour science, 159, 9-28.

[3] https://www.l214.com/animaux/cochons/95-des-cochons-en-systeme-intensif/

[4] Dinu, M., Abbate, R., Gensini, G. F., Casini, A., & Sofi, F. (2017). Vegetarian, vegan diets and multiple health outcomes: A systematic review with meta-analysis of observational studies. Critical reviews in food science and nutrition, 57(17), 3640-3649.

Termannsen, A. D., Clemmensen, K. K. B., Thomsen, J. M., Nørgaard, O., Diaz, L. J., Torekov, S. S., Quist, J. S., Faerch, K. (2022). Effects of vegan diets on cardiometabolic health: a systematic review and meta‐analysis of randomized controlled trials. Obesity Reviews, 23(9), e13462.

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