La banalisation de la maltraitance en équitation

La plupart des équidés sont logés et dressés dans des conditions qui vont à l’encontre de leurs besoins naturels et nuisent ainsi à leur santé physique et psychologique. Pourquoi les amoureux des chevaux deviennent-ils maltraitants envers les équidés ? Pour répondre à cette question, je vous propose d’analyser la vidéo d’une table ronde sur le bien-être équin (datant de 2023), qui a eu lieu dans le cadre des Journées sciences & innovations équines de l’Institut Français du Cheval et de l’Équitation, un congrès national qui rassemble les principaux acteurs de la filière équine. En regardant cette vidéo, j’ai relevé plusieurs propos allant à l’encontre des savoirs actuels concernant le bien-être du cheval. Concentrons-nous sur 5 d’entre eux, qui sont, hélas, partagés par la majorité des cavaliers : 

  1. « Nos aides et notre technique de travail vont permettre au cheval de comprendre et d’adhérer à un projet commun. » (24:25) 

Aucune donnée scientifique ne nous permet aujourd’hui d’avancer que les chevaux peuvent comprendre quel est notre « projet » à moyen ou long terme avec eux, ni qu’ils peuvent avoir de tels objectifs personnels. Les chevaux ne pensent pas aux performances sportives. Même s’ils peuvent être motivés pour apprendre de nouvelles choses et ont besoin de se dépenser, affirmer qu’ils adhèrent à l’équitation est de l’anthropomorphisme, c’est-à-dire que l’on attribue aux animaux des caractéristiques propres aux humains. Ici, le cavalier pense que le cheval a la même façon de raisonner et de voir le monde que lui. Or, le cheval n’a pas le même cerveau que son cavalier. Le cheval est dressé et conditionné pour être utilisé. À la différence du cavalier, personne ne lui demande son avis ou son consentement.

  1. « On ne fait pas faire à un cheval de 500 kilos ce qu’il n’a pas envie de faire. » (32:37) / « S’il n’a pas envie de sauter le dernier obstacle, il ne le sautera pas. » (58:38) 

Nous disposons de nombreux outils pour contraindre un animal à obéir. Cela passe par la sélection des individus les plus dociles (principe de la domestication), le dressage dès le plus jeune âge, les harnachements pouvant induire de l’inconfort et de la douleur (dont le mors est le plus connu) ou encore l’apprentissage par la punition et la contrainte. Au fil du temps, à cause de la douleur et du stress à répétition, les chevaux finissent par s’éteindre et ne montrent plus de signe de conflit avec le cavalier (McLean et McGreevy, 2010). C’est ce que l’on appelle l’impuissance apprise (ou la résignation acquise). Les comportements de lutte (ruer, se cabrer, embarquer l’humain, secouer la tête, ouvrir la bouche, tirer ou arracher les rênes, agiter excessivement la queue, etc.) sont alors remplacés par de la passivité. Les chevaux deviennent apathiques, au même titre que les humains souffrant de dépression. Ils sont conditionnés à obéir aux humains et ont appris qu’exprimer leurs émotions et leurs besoins n’améliorent pas leur situation. Pour ce qui est du saut d’obstacles, l’observation des chevaux sauvages nous apprend qu’ils sautent rarement volontairement un obstacle qu’ils peuvent éviter autrement. Une étude (Górecka-Bruzda et al., 2013) a aussi montré que lorsqu’on leur donne le choix (sans humain sur le dos ou avec un cavalier ayant reçu l’instruction d’enlever toute aide, afin de ne pas influencer les équidés), de nombreux chevaux préfèrent contourner l’obstacle et sont plus réticents à sauter lorsque la hauteur de l’obstacle augmente. Il est aussi important de comprendre que les chevaux entraînés de manière intensive ou violente peuvent aussi sauter par crainte d’une éventuelle punition ou en raison du conditionnement qu’ils ont reçu.  

  1. « Si on montre que en fait, en sortie de piste, en tout cas pour ce qui nous concerne, on peut avoir donné 4 coups de cravache, le cheval il a pas une marque et c’est simplement un objet qui fait du bruit parce qu’il a été conçu pour relancer un petit peu quand la tension faiblit. »  (33:54) / « C’est le cheval qui rejoint la cravache et non pas la cravache qui vient au cheval. » (57:59)

Tout observateur de chevaux aura remarqué que ces animaux sentent la moindre mouche se poser sur leur peau. Aussi, ce n’est pas parce qu’il ne laisse pas de marque, qu’un coup de cravache n’est pas douloureux. Le pelage peut dissimuler les marques et les dommages peuvent être internes et psychologiques. Finalement, utiliser des objets pour obliger les chevaux à répondre aux demandes du cavalier est peut-être le signe que nous les poussons à faire des choses qu’ils n’ont pas vraiment envie de faire. 

  1. « Les chevaux c’est ma vie […] Quand vous parlez de [il cite une personne du public] « j’ai du mal à comprendre comment vous arrivez à décrire le mal-être d’un cheval », bien évidemment qu’on l’aperçoit. Parce que l’équitation, on est dans un sport de sensations. » (56:29)

Les sensations que ressentent les cavaliers ne remplacent pas les connaissances en éthologie. La recherche a en effet montré une méconnaissance des cavaliers des comportements reflétant la douleur buccale ou musculo-squelettique, maux fréquents chez les chevaux montés (Lesimple et al., 2016 ; Dyson et Pollard, 2020 ; Mellor, 2020). Quand un cheval montre des signes de mal-être (apathie, agressivité ou hyperactivité), il n’est pas rare d’entendre les cavaliers dire qu’il est de mauvaise humeur ou qu’il n’en fait qu’à sa tête. Dans les écuries, un cheval résigné qui ne s’exprime pas est souvent perçu positivement (il est gentil, il ne fait pas tomber les cavaliers, c’est une assurance vie pour le club) et les chevaux apathiques sont souvent décrits comme en train de dormir. Cette méconnaissance vient du fait que les cavaliers apprennent à monter à cheval sans même étudier les différents comportements qu’ils expriment. Ils apprennent aussi à monter sur des chevaux qui présentent habituellement des signes de mal-être, ils ne peuvent ainsi pas connaître les comportements normaux des équidés. 

  1. « On essaye de les mettre au pré quand on peut. » (1:23:16) / « Moi j’ai un cheval gris que je mets en phase de repos tous les ans et qui ne supporte pas la vie extérieure. » (1:26:33) 

Le cheval est un animal grégaire. Il passe la majeure partie de sa journée à brouter en se déplaçant (16 heures par jour). La vie en groupe est indispensable à son bien-être et au bon développement du jeune cheval. Elle lui permet d’apprendre les codes propres à son espèce et de développer ses capacités physiques, sociales, émotionnelles et cognitives. Afin de respecter les besoins naturels, sociaux et physiologiques du cheval, il est nécessaire de lui offrir une vie avec des congénères, du fourrage à volonté, dans un grand espace où il peut se déplacer librement. Les éthologues dénoncent depuis de nombreuses années les effets désastreux de la vie en box sur les chevaux : comportements dépressifs, pessimisme, stress, stéréotypies, agressivité, amoindrissement des capacités d’apprentissage, coliques, ulcères, problèmes musculo-squelettiques, etc. (Fureix et al., 2012 ; Lansade et al., 2014 ; Mikaeloff et al., 2016 ; Ruet et al., 2019 ; Valenchon et al., 2019). Pour une vision plus imagée, la vie en box serait similaire au fait d’enfermer un humain toute sa vie dans ses toilettes et de le laisser sortir uniquement pour aller au travail (le travail habituellement ennuyeux et négatif devient une délivrance). Malgré les effets néfastes de la vie en box, la majorité des chevaux sont confinés et forcés de subir l’ennui dans cette prison dorée. Si, comme le cheval gris du cavalier interrogé, votre cheval est embêté par les mouches au pré, il existe de nombreuses solutions pour remédier à ce problème (fournir un abri, mettre des protections, le sortir la nuit, etc.). Utiliser le premier obstacle rencontré pour enfermer son cheval dans un box c’est perpétuer la maltraitance banalisée des équidés.

Il est préoccupant que l’Institut Français du Cheval et de l’Équitation ait un tel discours sur le bien-être équin. Ces personnes sont censées donner l’exemple en matière d’éthique et diffuser les connaissances scientifiques. Au lieu de cela, ils s’appuient sur de l’anthropomorphisme et des « ressentis personnels », soit l’inverse de la méthode scientifique. Il est alarmant que des personnes ayant autant de pouvoir sur la vie des chevaux, qui influencent les lois en matière de bien-être équin, aient des propos aussi arriérés en matière de bien-être animal. Améliorer le bien-être des chevaux doit se faire en se référant aux éthologues et non aux croyances (souvent erronées) des cavaliers.

Il est urgent que les cavaliers posent les pieds à terre et apprennent à observer le comportement des chevaux en liberté sans entrave. Ainsi, ils pourront mieux comprendre et respecter les besoins et le comportement normal des équidés. Bien que les cavaliers affectionnent de définir l’équitation par de la coopération et du partage, l’analyse du discours de l’Institut Français du Cheval et de l’Équitation reflète une vision plus proche de la domination et de la coercition.

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Delphine Debieu  

La vidéo analysée : 

IFCE (Réalisateur). (2023, juin 14). Table ronde 1 – Éthique : Sport, bien-être animal et santé – Animé par Vincent Boureau. https://www.youtube.com/watch?v=8jMOauzYnzY

Sources et pour aller plus loin : 

  • Signes de mal-être et de douleur chez le cheval :

Dyson, S., & Pollard, D. (2020). Application of a Ridden Horse Pain Ethogram and Its Relationship with Gait in a Convenience Sample of 60 Riding Horses. Animals, 10(6), Art. 6. https://doi.org/10.3390/ani10061044

Fureix, C., Jego, P., Coste, C., Hausberger, M. 2010. Indicateurs de bien-être / mal-être chez le cheval: une synthèse. 36ème Journée de la Recherche Equine, Paris, 4 mars 2010

König v. Borstel, U., Visser, E. K., & Hall, C. (2017). Indicators of stress in equitation. Applied Animal Behaviour Science, 190, 43‑56. https://doi.org/10.1016/j.applanim.2017.02.018

  • Douleurs liées à l’utilisation du mors : 

Mellor, D. J. (2020). Mouth Pain in Horses : Physiological Foundations, Behavioural Indices, Welfare Implications, and a Suggested Solution. Animals: An Open Access Journal from MDPI, 10(4), 572. https://doi.org/10.3390/ani10040572

  • Techniques d’entraînement susceptibles de compromettre le bien-être :

McLean, A. N., & McGreevy, P. D. (2010). Horse-training techniques that may defy the principles of learning theory and compromise welfare. Journal of Veterinary Behavior, 5(4), 187. https://doi.org/10.1016/j.jveb.2010.04.002

  • Le mal de dos chez les chevaux montés : 

Lesimple, C., Fureix, C., Aubé, L., & Hausberger, M. (2016). Detecting and Measuring Back Disorders in Nonverbal Individuals : The Example of Domestic Horses. Animal Behavior and Cognition, 3(3), 159. https://doi.org/10.12966/abc.05.08.2016

  • Etude sur l’envie des chevaux de sauter un obstacle :

Górecka-Bruzda, A., Jastrzębska, E., Muszyńska, A., Jędrzejewska, E., Jaworski, Z., Jezierski, T., & Murphy, J. (2013). To jump or not to jump? Strategies employed by leisure and sport horses. Journal of Veterinary Behavior, 8(4), 253‑260. https://doi.org/10.1016/j.jveb.2012.10.003

  • Les conséquences de la vie en box sur le cheval : 

Fureix, C., Jego, P., Henry, S., Lansade, L., & Hausberger, M. (2012). Towards an ethological animal model of depression? A study on horses. PloS One, 7(6), e39280. https://doi.org/10.1371/journal.pone.0039280

Lansade, L., Valenchon, M., Foury, A., Neveux, C., Cole, S. W., Layé, S., Cardinaud, B., Lévy, F., & Moisan, M.-P. (2014). Behavioral and Transcriptomic Fingerprints of an Enriched Environment in Horses (Equus caballus). PLOS ONE, 9(12), e114384. https://doi.org/10.1371/journal.pone.0114384

Mikaeloff, C., Vandenheede, M., & Vandenput, S. (2016). Le logement du cheval : Implications en termes de bien- être et d’éthique.

Ruet, A., Lemarchand, J., Parias, C., Mach, N., Moisan, M.-P., Foury, A., Briant, C., & Lansade, L. (2019). Housing Horses in Individual Boxes Is a Challenge with Regard to Welfare. Animals, 9(9), Art. 9. https://doi.org/10.3390/ani9090621

Valenchon, M., Lindner, A., Hennes, N., Gérard, C., & Petit, O. (2019). Une maturation sociale et comportementale tardive?

Une réponse à « La banalisation de la maltraitance en équitation »

  1. Merci pour cet article qui nous donne des éléments sur la physiologie et psychologie du cheval. Il paraît pourtant logique, que tout ce qui est artificiel n’est pas bon pour le vivant, quand j’emploie ici le mot artificiel, j’entends le monde de l’équitation. Pour autant, comment sortir de ce problème qui est de nouer une relation avec un cheval, que ce soit à pied ou monté tout en le respectant ? Doit-on renoncer à toute forme de pratique équestre hors travail à pied ? Existe-t-il un juste milieu entre une pratique équestre classique, j’entends par-là du dressage, du CSO ou autre qui respecterai l’intégrité de l’animal ? Existe-t-il réellement un compromis ?

    Il aurait été fabuleux que l’article, puisse proposer des pistes de solutions, afin de pouvoir entrevoir de nouvelles possibilités.

    Pour autant, je tiens à vous remercier sincèrement pour la lecture de cet article qui m’a appris à me remettre en question.

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